Presque quinze ans d’autogouvernement zapatiste
Article écrit par François Cusset et paru dans le Monde diplomatique de juin 2017
Au début des années 1990, le soulèvement zapatiste incarnait une option stratégique : changer le monde sans prendre le pouvoir. L’arrivée au gouvernement de forces de gauche en Amérique latine, quelques années plus tard, sembla lui donner tort. Mais, du Venezuela au Brésil, les difficultés des régimes progressistes soulèvent une question : où en est, de son côté, le Chiapas ?
Ils ont peur que nous découvrions que nous pouvons nous gouverner nous-mêmes », lance la maestra Eloisa. Elle le disait déjà en août 2013 aux centaines de sympathisants venus de Mexico ou de l’étranger pour apprendre de l’expérience zapatiste, le temps d’une active semaine en immersion. Baptisée ironiquement « Escuelita » (petite école), cette initiative visait à inverser le syndrome de l’évangélisateur, à « retourner la tortilla », comme y invitait jadis l’anthropologue André Aubry : s’instruire au contact des centaines de paysans mayas qui pratiquent, jour après jour, l’autogouvernement. Inaugurant par ces mots l’Escuelita de 2013, Eloisa rappelait alors l’essentiel, qui laisse certains observateurs incrédules : modeste et non prosélyte, l’expérience zapatiste n’en rompt pas moins depuis vingt-trois ans avec les principes séculaires, et aujourd’hui en crise, de la représentation politique, de la délégation de pouvoir et de la séparation entre gouvernants et gouvernés, qui sont au fondement de l’État et de la démocratie modernes.
Elle a lieu à une échelle non négligeable. Cette région de forêts et de montagnes de 28 000 kilomètres carrés (environ la taille de la Belgique) couvre plus d’un tiers de l’État du Chiapas. Si aucun chiffre sûr n’est disponible, on estime que 100 000 à 250 000 personnes selon les comptages (1) — 15 à 35 % de la population — y forment les bases de soutien du zapatisme, c’est-à-dire les femmes et les hommes qui s’en réclament et qui y participent. Tel est le fait majeur, que feraient presque oublier la vision folklorique des fameux passe-montagnes ou les ruses éloquentes de l’ex-sous-commandant Marcos (qui s’est rebaptisé Galeano, en hommage à un compañero assassiné) : à cette échelle et sur cette durée, l’aventure zapatiste est la plus importante expérience d’autogouvernement collectif de l’histoire moderne. Plus longue que les soviets ouvriers et paysans nés à la faveur de la révolution russe de 1917 (avant le transfert de leur pouvoir vers l’exécutif bolchevique) ; plus que les clubs et les conseils de la Commune de Paris, écrasés en mai 1871 après deux mois d’effervescence ; plus que les conseils mis en place en Hongrie et en Ukraine après les insurrections de 1919 ; plus que la démocratie directe des paysans d’Aragon et de Catalogne entre 1936 et 1939 ; et plus que les autonomies politiques ponctuelles, ou moins complètes, expérimentées dans des quartiers urbains, à Copenhague après 1971 ou à Athènes aujourd’hui.
Alors que ces expériences ont toutes été réprimées ou récupérées, et pendant que les gouvernements de gauche du reste de l’Amérique latine décevaient une partie des mouvements populaires qui les avaient portés au pouvoir (au Brésil, au Venezuela, en Bolivie, en Équateur…), le zapatisme a tenu bon. Il a peu à peu rompu avec l’État, solidifié ses bases et échafaudé une autonomie politique inédite, portée aujourd’hui par la première génération née après l’insurrection de 1994. Moyennant l’abandon progressif, et pragmatique, de la croyance dans l’État et de l’avant-gardisme léniniste du début : « Quand on est arrivés, on était carrés, comme des professionnels de la politique, et les communauté indiennes, qui sont rondes, nous ont limé les angles », répète drôlement Galeano. L’enjeu : changer la nature du pouvoir politique, faute de le prendre à plus vaste échelle. Le résultat est là : « Le mouvement est plus fort, plus déterminé encore aujourd’hui. Les enfants de 1994 sont désormais les cadres du zapatisme, sans récupération ni trahison », reconnaît le sociologue Arturo Anguiano, qui, loin d’être un compagnon de route naturel du Chiapas, fut le cofondateur du parti révolutionnaire des travailleurs-euses (PRT), d’obédience trotskiste. En témoigne, aujourd’hui, la vie ordinaire des communautés zapatistes.
« Le capitalisme ne va pas s’arrêter. Ce qui s’annonce est une grande tempête. Ici, on s’y prépare en faisant sans lui », résume dans un sourire un homme d’une vingtaine d’années qui appartient depuis trois ans au conseil de bon gouvernement (Junta de Buen Gobierno) de Morelia, la moins peuplée des cinq zones zapatistes, et qui s’apprête à laisser sa place après avoir formé ses successeurs. Situé au cœur de la zone, à 1 200 mètres d’altitude, le caracol de Morelia est adossé à une colline luxuriante. Ce terme signifie « escargot » en espagnol, pour dire la lenteur nécessaire de la politique et désigner les quelques bâtiments de réunion qui font office de chef-lieu pour chaque zone. Ici, il surplombe un paysage de prés et de cultures : sept cents hectares de terres récupérées, pour sept mille habitants dispersés sur un territoire très étendu. Entre le terrain de basket-ball et l’auditorium sommaire en briques peintes, quelques dizaines de femmes et d’hommes, à cette heure, quittent le caracol sac au dos, après trois jours de réunions. Ils traînent leur pas engourdi par de longues heures d’assemblée et arborent un air concerné, mélange, sur leurs visages tannés, de la sérénité amène des Indiens Tzotziles — la tribu majoritaire ici — et du reste de préoccupation de ceux qui viennent de passer trois jours à discuter, au titre des charges (cargas) que chacun assume bénévolement, de la répartition des récoltes à la construction des écoles.
À l’école, histoire coloniale et critique du capitalisme
À côté du petit cybercafé en parpaings, le jeune membre du conseil continue : « Nous ne cherchons pas à étendre le zapatisme, qui est très particulier. Mais l’idée qui le sous-tend, l’autonomie en général, oui. » Ils sont trois, maintenant, à nous décrire le fonctionnement de la zone de Morelia. Il y a un collectif par secteur de production, de la radio à l’artisanat textile ou à l’apiculture. Dotée de cent quarante têtes de bétail et de dix hectares de champs de maïs (milpas), la zone atteint l’autosuffisance alimentaire grâce à ses potagers, ses rares poulaillers, ses cinq hectares de café et ses boulangeries coopératives.
Les surplus sont vendus aux non-zapatistes de la zone, les « partidistes » qui vivent des subsides du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), la formation au pouvoir, lequel subventionne certains villages pour les vassaliser. Indirectement, ce sont donc les deniers du gouvernement qui permettent aux zapatistes d’acheter, en nom collectif, ce qu’ils ne produisent pas : machines ou matériel de bureau, plus les rares véhicules qui conduisent les gens aux réunions depuis les quatre coins de la zone. Les projets individuels, tel le montage d’une cantine-épicerie, sont financés par les banques autonomes zapatistes (Banpaz ou Banamaz), qui prêtent à un taux de 2 %. Dans toute la zone, on mange à sa faim, de façon frugale et traditionnelle, sans aide ni de l’État ni des organisations non gouvernementales (ONG) : riz, tortillas, frijoles (haricots noirs), café, quelques fruits et, plus rarement, volaille, œufs, canne à sucre. Peu d’ordinateurs et de livres dans les maisons, des voitures très rares et un habillement sobre : les conditions matérielles sont minimales, mais rien d’essentiel ne manque. Cette sobriété reste aux antipodes de la (trompeuse) corne d’abondance euro-américaine des centres commerciaux et des prêts à la consommation.
Les responsables volontaires du caracol de Morelia nous décrivent les trois missions sociales assumées par la collectivité : l’éducation, la santé et la justice, qu’assurent à tour de rôle, plutôt que des professeurs, des médecins ou des juges, des « promoteurs » bénévoles (leurs voisins s’occupent de leurs terres et de leurs foyers pendant leurs missions). Si les quelque six cents écoles zapatistes des cinq zones proposent toutes trois cycles d’études, le reste est discuté collectivement et adapté aux besoins, qu’il s’agisse du rythme de chacun ou des programmes et du calendrier. Mais on retrouve partout des cours d’espagnol et de langue indienne, d’histoire coloniale et d’éducation politique (critique du capitalisme, étude des luttes sociales dans d’autres pays), de mathématiques et de sciences naturelles (« vie en milieu ambiant »). Du ménage aux fresques murales, le travail collectif est quotidien. Et, dès la fin du second cycle, vers l’âge de 15 ans, les jeunes, tous alphabétisés, peuvent proposer d’occuper une charge, après un vote de l’assemblée et une formation de trois mois.
S’y ajoute, à la sortie de San Cristóbal, la seule université zapatiste, fondée par Raymundo Sánchez Barraza : le Centre indigène de formation intégrale (Cideci). Ferronneries d’escalier ou rideaux peints, tout y est l’œuvre des étudiants, deux cents jeunes accueillis chaque année pour apprendre les savoirs autonomes : fabrication de chaussures, théologie ou usage des machines à écrire — plus sûres que le traitement de texte, compte tenu des coupures d’électricité —, ainsi qu’un séminaire politique le jeudi. Inspiré des principes antiutilitaristes du pédagogue alternatif Ivan Illich (« apprendre sans école ») autant que des premières prophéties indiennes, le Cideci accueille aussi les grands colloques zapatistes. Le dernier, en décembre 2016, portait sur les sciences exactes « pour ou contre » l’autonomie (ConCiencias).
Le système sanitaire est fiable : des « maisons de santé » assurent des soins de base de qualité, de l’échographie à l’examen ophtalmologique ; chaque caracol compte une clinique où opèrent, pour l’heure, des médecins solidaires extérieurs ; et des ONG fournissent les médicaments allopathiques. Le recours aux herbes médicinales et aux thérapies traditionnelles est partout encouragé, et l’accent est mis sur la prévention. Quant à la justice zapatiste, assurée par des volontaires et des commissions ad hoc, elle traite certes de cas souvent bénins — désaccords sur des terres ou rares conflits internes dans les villages —, mais elle vise toujours à réparer plutôt qu’à punir : discussion avec l’inculpé, travaux collectifs au lieu de l’enfermement (il existe une seule prison dans l’ensemble des cinq zones), ni caution ni corruption. Là encore, les non-zapatistes préfèrent ce système plus juste, qui, en vingt ans, a fait chuter la délinquance et les violences domestiques — la prohibition de l’alcool, que les femmes ont imposée dans le cadre de leur « loi sèche », première des lois zapatistes qu’elles ont fait voter, y a beaucoup contribué.
La nouveauté est ce recours en hausse des partidistes aux services publics zapatistes, qui permet parfois de les recruter et qui les change, surtout, du clientélisme, de la bureaucratie et de la dépendance aux oboles du parti. La dépendance : c’est ce qu’ont tenu à défaire, pas à pas, les zapatistes, y compris vis-à-vis des ONG. Mais l’autonomie, « processus sans fin », selon eux, reste partielle, et souvent bricolée : on prélève l’électricité sans la payer à même les câbles de l’opérateur national, et on reste tributaire des dons et des achats collectifs dans certains domaines, qu’il s’agisse de se procurer de l’huile de cuisine ou des téléphones portables.
Une organisation à la fois horizontale et verticale
Cette expérience insolite, loin des radicalismes de papier, assume ses tâtonnements et ses arbitrages délicats. Son principe d’apprentissage : caminar preguntando, « cheminer en questionnant ». Quant à mandar obeciendo , « diriger en obéissant », devise partout affichée, elle suggère que, à l’horizontalisme pur des fantasmes anarchistes, il convient toujours de mêler une dose même marginale d’organisation — et d’efficacité — verticale. Les communautés sont consultées longuement, moyennant des allers et retours avec les conseils de zone, mais à l’initiative de ces derniers, qui formulent et soumettent les propositions, et qui organisent si nécessaire un vote à la majorité. Les charges bénévoles sont rotatives et révocables, gage d’une politique déprofessionnalisée, mais les plus compétents les occupent (et y sont élus) plus souvent que les autres. Et tous de reconnaître que, au fil des consultations minutieuses, « parfois le peuple est endormi », comme le disait un autre maestro de l’Escuelita. Plutôt qu’un système entièrement horizontal, il existe une tension, qui se veut féconde, entre le gouvernement de tous et des mécanismes diagonaux, sinon verticaux. Une conception processuelle et évolutive dans laquelle on invente et teste constamment, qu’il s’agisse des règles de vote ou de la durée et des critères d’attribution des charges (les femmes, souvent moins à l’aise dans l’engagement public, peuvent par exemple occuper une charge à deux ou trois).
À l’origine était l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), qui a surgi de la forêt Lacandone un matin de janvier 1994. Cette structure militaire verticale est dotée d’une instance de commandement, le Comité clandestin révolutionnaire indigène (CCRI). L’EZLN veille à la pérennité de l’expérience, mais elle a décidé de se retirer de son fonctionnement politique en 2003, au moment de la rupture avec l’État mexicain et de la mise en place du système d’autogouvernement. Celui-ci fonctionne à trois échelons, après un redécoupage géographique qui a défait les divisions administratives antérieures : au niveau de la communauté de chaque village, où exercent des agents et des commissions (pour la sécurité, la production, etc.) ; au niveau des communes (municipios) qui regroupent les villages ; et au-dessus, au niveau des cinq grandes zones, qui ont pour centres les cinq caracoles (Morelia, La Garrucha, Roberto Barrios, Oventic et La Realidad).
Ce qui fait l’originalité du zapatisme limite aussi la possibilité pour des mouvements sociaux d’autres régions du monde d’en transposer tels quels les inventions et les mécanismes : la convergence historique, en son sein, d’ingrédients hétérogènes, voire incompatibles, devenus ici indissociables. Il y a un cœur indigène, d’abord, qui renvoie aux peuples méso-américains de cette région (surtout les Tzotziles, les Tzeltales, les Tojolabales et les Choles) et à leur tradition cosmo-écologique ancestrale, mais aussi à une longue histoire de résistance anticoloniale. Si l’indianité zapatiste n’est jamais essentialisée, et garde ouvert son potentiel universalisant, c’est qu’elle est moins un ethnicisme que la mémoire entretenue de cinq siècles de luttes contre la « saignée du Nouveau Monde (2) », y compris le colonialisme interne des nouvelles élites métisses du Mexique indépendant, qui s’arrogèrent la représentation des Indiens et ravagèrent leurs terres et leurs modes de vie. Il y a le rôle décisif de l’Église, ensuite : aussi bien le catholicisme syncrétique typique du Mexique que la version locale de la théologie de la libération, cette « Église des pauvres » inaugurée au Pérou dans les années 1960 — mémoire coloniale ici aussi, puisque, dès le xvie siècle, les seuls défenseurs des indigènes du Mexique contre les conquistadores furent des religieux, à l’instar du dominicain Bartolomé de Las Casas ou de l’évêque Vasco de Quiroga, avec son projet d’une « république des Indiens ».
Il y a un élément marxiste-léniniste déclencheur, bien sûr, venu des guérillas des années 1960-1970, mais mué après 1994 en une lutte antisystémique plus ouverte contre le néolibéralisme, son pillage des ressources naturelles et sa marchandisation des formes de vie. Et il y a des composantes moins attendues, de type libertaire et surtout antipatriarcal, le principe zapatiste de l’égalité sexuelle radicale renouant avec une filiation précoloniale. Sans oublier les échanges avec un vaste réseau international de soutiens, conviés sur place aux rencontres annuelles : des dizaines de musiciens ou de groupes de rap et de ska aux refrains zapatistes (de Rage Against the Machine à Manu Chao, de Nana Pancha à Mexico à Pepe Hasegawa au Japon), et des milliers d’activistes et d’intellectuels qui ont tous participé à cette construction — les écrivains José Saramago, Gabriel García Márquez, John Berger ou Umberto Eco, les universitaires Alain Touraine ou Noam Chomsky, ou encore, pour en rester aux noms célèbres, l’écologiste José Bové, le cinéaste Oliver Stone ou Danielle Mitterrand. Innombrables sympathisants du zapatisme, ou « zapatisans », fameux ou anonymes.
Et il y a l’histoire nationale mexicaine, avec sa fierté et ses singularités. Car c’est ne rien comprendre au zapatisme que d’en faire un projet de sécession, d’indépendance (contre-)nationale. À chaque réunion du Congrès national indigène (CNI), créé en 1996, l’hymne national résonne avant les chants zapatistes, et le drapeau tricolore du pays flotte à côté du drapeau noir et rouge. « Nous ne pensons pas à former un État dans l’État, mais un endroit où être libres en son sein », répètent les commandants de l’EZLN au fil de leurs marches à travers le pays. Ce patriotisme de combat est l’héritage politique de deux siècles de luttes, depuis l’indépendance de 1810. C’est l’héritage, d’abord, du chef agrarien éponyme, Emiliano Zapata, général de l’Armée libératrice du Sud qui, avant d’être écrasé en 1919, opposa à la tradition latifundaire son plan d’Ayala pour la redistribution des terres et la démocratie locale, et mit en place quelques années durant la « première république sociale des temps modernes (3) », selon le mot du révolutionnaire Victor Serge, qui a fini sa vie au Mexique.
Au-delà, il y a la surpolitisation d’un pays doté d’un réseau associatif et militant d’une rare densité, où le combat pour le statut communal de la terre (l’ejido) dure depuis plus d’un siècle. Car s’entremêlent, au Mexique, à la fois des corporatismes officiels (surtout celui du parti-État, le PRI), maniant mobilisation permanente et rhétorique de la justice sociale, et maints soulèvements authentiques, que leur répression sanglante ancre dans la mémoire collective : résistances urbaines de la fin du XXe siècle, comme le Mouvement urbain populaire ou les assemblées de quartier des années 1970-1980, étudiants maoïstes établis dans les campagnes, autogestions municipales plus ou moins en rupture. Reste que ce « cocktail » zapatiste est d’abord une combinaison de l’égalité et de la différence, d’un héritage communiste par le bas et d’une promotion inlassable de la diversité ethnique, culturelle, sexuelle — deux axes encore largement divergents au sein des mouvements de gauche d’Europe et d’Amérique du Nord, où le « mouvementisme », plus ou moins identitaire, des minorités et le vieil unitarisme social, plus ou moins universaliste, continuent à se méfier l’un de l’autre.
Quand Marcos appelait son âne « Internet »
Mais l’unité zapatiste tient autant à ce mixte hétéroclite qu’à la tonalité d’ensemble, au style de lutte, à la démarche de vie qui viennent l’envelopper. Leurs traits caractéristiques, que résume le concept cardinal de dignité, surgissent des explications que formulent les Indiens aussi bien que de textes plus fantasques, de registres variés (pamphlets, discours, contes de fées, chansons, poésie), qui ont rendu célèbre l’ex-sous-commandant Marcos : modestie, solennité, fierté résistante, détermination martiale, douceur des gestes, rapport au temps fait de patience et de placidité, utopie et fragilité assumées, lyrisme cosmique issu des héritages indigènes, et toujours l’humour et l’autodérision — qui hier incitaient Marcos à appeler son âne « Internet », pour envoyer en 1995 ses messages au gouvernement par ce biais ancestral, ou l’EZLN à nommer « force aérienne de l’armée zapatiste » les dizaines d’avions en papier pleins de messages dissuasifs jetés sur les barrages militaires. En somme, c’est aussi bien Karl Marx que les frères du même nom ; moins Che Guevara que l’anthropologue engagé Pierre Clastres ; moins Lénine qu’Illich ; moins le dogme que le pragmatisme de combat ; et moins la dictature du prolétariat que la tradition locale du « réalisme merveilleux » (ce mélange de réalisme social et d’esthétique magique promu par l’écrivain cubain Alejo Carpentier) mise au service de l’autonomie politique. Marcos, avant de devenir Galeano, répétait que les meilleurs textes occidentaux de théorie politique étaient pour lui Don Quichotte, Macbeth et les romans de Lewis Carroll.
Derrière la formule zapatiste « en bas à gauche » (abajo a la izquierda), l’unité est celle d’une cohérence éthique et existentielle. Si le zapatisme a été vu comme « la première utopie démocratique universelle qui vienne du Sud (4) », c’est en raison de cette réinvention de l’agir politique, des façons de sentir et de lutter. Mais c’est aussi parce que sa victoire au long cours est celle d’une lutte de plusieurs décennies, poussée vers l’autonomie par ses ennemis et par la pression de la réalité. Long arrachement forcé, et non décrété, à la tutelle étatique : l’autonomie négociée ayant échoué, l’autonomie à construire s’est imposée.
Formée clandestinement en 1983, l’EZLN occupe les grandes villes du sud du Chiapas le 1er janvier 1994. S’ensuivent douze jours de combat, puis vingt-trois ans d’une « antiguérilla », selon le mot du sociologue Yvon Le Bot (5). Après le cessez-le-feu, un dialogue de paix est hébergé par Mgr Samuel Ruiz García dans la cathédrale de San Cristóbal. Il est interrompu par l’offensive militaire de février 1995, qui précède une longue guerre d’usure menée par les paramilitaires à la solde du gouvernement. Le Chiapas devient alors l’épicentre des mouvements sociaux, inspirant l’essor d’un « zapatisme civil » d’Oaxaca à Mexico, accueillant la Convention nationale démocratique de 1994 et plusieurs rencontres internationales, galvanisant les gauches du pays (qui remportent la mairie de la capitale en 1997). Mais les assassinats politiques sont nombreux, et la paramilitarisation s’intensifie — avec en point d’orgue le massacre de quarante-cinq Indiens, surtout des femmes et des enfants, dans le campement d’Acteal, fin 1997.
L’alliance avec la gauche officielle, notamment le Parti de la révolution démocratique (PRD) de M. Andrés Manuel López Obrador, finit par échouer, avant « la distanciation et le divorce (6) » de 1999. Surtout, les accords signés en février 1996 à San Andrés sur les « droits et cultures indigènes » (pour l’autogestion communautaire et le développement autonome) resteront lettre morte, récusés par le président Ernesto Zedillo et jamais inscrits dans la Constitution. L’espoir renaît en 2000 avec l’élection de M. Vicente Fox, premier président non-PRI. La marche immense de la Couleur de la Terre, en 2001, ne suffira pas à obtenir gain de cause, malgré l’intervention devant le Congrès de la commandante Ester. Aussi les zapatistes décident-ils de rompre avec le cycle de la négociation et le mal gobierno (« mauvais gouvernement »). En août 2003, ils lancent à Oventic la construction de l’autonomie politique en créant les caracoles.
« L’autre campagne » moqueuse et acerbe menée par Marcos en 2006, avant des élections volées au PRD par une fraude du PRI, isole encore davantage les zapatistes, tout à la construction laborieuse de leur autonomie. Le creux de 2009-2012 alimente même les rumeurs d’une désaffection massive et de la mort de Marcos. Les zapatistes y mettent fin le 21 décembre 2012, jour du changement de cycle du calendrier maya, en occupant en silence, à quarante mille, les villes qu’ils avaient envahies en 1994. Ce silence « est le bruit de leur monde qui s’effondre, le son du nôtre qui resurgit », déclare le communiqué de l’EZLN. Il inaugure une nouvelle étape de la lutte, avec la constitution du réseau informel de la Sexta, ouvert à toutes les luttes sociales du monde, et l’arrivée du sous-commandant Moisés, qui succède à Marcos/Galeano, à la tête de l’EZLN. L’histoire du zapatisme au Chiapas tient ainsi en trois mots, qui résument les modalités de son rapport avec l’État : contre (pendant douze jours de guerre), avec (neuf ans de tentatives d’accord) et sans (depuis 2003).
C’est au terme d’un tel itinéraire, et à l’aube d’une nouvelle phase, que survient la décision prise fin 2016 par le CNI, en accord avec les communautés, de former un Conseil indien de gouvernement. Sa représentante (ce sera une femme), qui doit être nommée en 2017, sera aussi candidate à l’élection présidentielle de 2018. Mal comprise, et encore suspendue à l’approbation de l’Institut électoral fédéral, la décision du CNI a stupéfié les uns et agacé les autres — depuis les tenants d’une sécession intégrale, qui y ont vu une compromission avec le jeu électoral, jusqu’à la gauche nationale positionnée en vue de l’élection, surtout le Mouvement de régénération nationale (Morena) de M. López Obrador, qu’ont exaspéré les premiers sondages attribuant 20 % des intentions de vote à la candidate inconnue. Comme un coup de plus porté par le zapatisme à la gauche de gouvernement du premier pays hispanophone du monde, qu’il a déjà déstabilisée à maintes reprises au cours du dernier quart de siècle.
Pourtant, le sens de cette décision est tout autre : « Ce n’est pas pour le pouvoir », répète le CNI, mais pour affirmer la force des cinquante-six ethnies autochtones du Mexique (seize millions d’habitants, environ 15 % de la population) et, plus largement, de « toutes les minorités ». L’initiative vise à faire connaître leur oppression et leurs résistances, à encourager partout les formes d’organisation autonome. Elle veut diffuser le virus de l’opposition au capitalisme et aller sur le terrain de l’adversaire pour révéler à tous les « indigènes » du monde son état de décomposition terminale ainsi que la possibilité désormais attestée de faire sans lui.
Le contexte est la clé, dans un pays où le trafic de drogue (50 milliards de dollars) a fait entre 70 000 et 120 000 morts et disparus, où partis et institutions restent largement corrompus. Le mépris affiché par le nouveau président des États-Unis, M. Donald Trump, devrait surtout, comme l’espère le philosophe mexicain Enrique Dussel, inciter « à recommencer à neuf, avec un projet d’autonomie et une décolonisation des esprits qui rompent avec l’eurocentrisme de nos élites (7) ». La décision de former un Conseil indien de gouvernement et de présenter une candidate est justifiée, dans le communiqué du 29 octobre 2016 (8), par une longue liste de luttes indigènes à travers le pays (contre l’État, les multinationales ou les cartels de la drogue), luttes avec lesquelles le CNI se déclare solidaire, appelant à une coordination des combats pour rompre leur isolement. L’essentiel est là, dans ce rapport volontaire au dehors, aux résistances non zapatistes, avec lesquelles le dialogue est continu, mais la coopération intermittente, depuis 1994.
Les multinationales plus présentes que jamais
Aux Occidentaux venus leur rendre visite, aux membres de la IVe Internationale, à des mouvements des quatre coins du monde que leur construction de l’autonomie rapproche de l’expérience zapatiste — les Kurdes de la « 29e révolte », les Sud-Africains d’Abahlali baseMjondolo (AbM) dans les townships du Cap ou l’internationale paysanne Via Campe-sina —, les zapatistes posent cette question : « ¿ Y tu, qué ? » (« Et vous, comment faites-vous ? »). Question qu’ils posent donc, cette fois, aux résistances indigènes locales qui se lèvent dans tous les États du Mexique, du Michoacán au Sonora, contre les conglomérats miniers, les expropriations touristiques, les pillages des « narcos » ou les enlèvements d’étudiants. Mais aussi, toujours, aux mouvements sociaux nationaux qu’ils accompagnent, telles les grèves enseignantes de l’été 2016 ou les manifestations contre la hausse du prix de l’essence (gasolinazo) début 2017.
Si cette candidature a pour but de remettre le zapatisme en scène et d’étendre le réseau des solidarités actives, c’est aussi que demeurent tant d’obstacles, tant d’ennemis encore en embuscade — ne serait-ce que l’armée fédérale, qui tient encore plusieurs dizaines de postes autour des cinq zones. Les paramilitaires continuent à semer la terreur, fût-ce plus ponctuellement, avec des affrontements violents à La Realidad en mai 2014 puis à La Garrucha à l’été 2015. Les projets des multinationales sont plus nombreux que jamais au Chiapas : État le plus pauvre du Mexique, mais son premier fournisseur de pétrole, de café ou d’énergie hydroélectrique, celui-ci a déjà cédé près de 20 % de sa superficie en concessions minières ou en projets touristiques. Et dans les zones zapatistes elles-mêmes, où se côtoient « bases de soutien » et non-zapatistes, les subventions d’État, les pots-de-vin des partis, les « caciques » (grands fermiers métis) empochant des fortunes des groupes miniers auxquels ils cèdent leurs terres représentent autant de menaces quotidiennes, directes ou psychologiques, pour des communautés à l’équilibre politique et économique précaire — qui s’efforcent de ne pas répondre aux provocations pour ne pas justifier une opération militaire.
Devant la barrière du caracol de Morelia, un groupe de partidistes est assis en cercle, buvant bruyamment dès le matin bière et tequila pour narguer les zapatistes venus aux assemblées et leur faire regretter la « loi sèche ». Contre la fierté d’avoir construit l’autonomie politique, d’avoir fait renaître une culture et inventé un discours de combat, d’avoir démontré au monde qu’ils n’étaient pas les marionnettes du ventriloque Marcos, restent au quotidien taquineries et brimades, tensions et menaces, qui continuent de peser sur la « fragile armada (9) ». Mais, pour l’heure, elle tient bon.
Notes:
(1) Sur le problème du calcul et des sources, cf. Bernard Duterme, « Zapatisme : la rébellion qui dure », Alternatives Sud, vol. 21, no 2, Centre tricontinental – Syllepse, Louvain-la-Neuve – Paris, février 2014.
(2) Eduardo Galeano, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine, Plon, coll. « Terre humaine », Paris, 1981 (1re éd. : 1971).
(3) Cité dans Guillaume Goutte, Tout pour tous ! L’expérience zapatiste, une alternative concrète au capitalisme, Libertalia, Paris, 2014.
(4) L’expression est du sociologue mexicain Pablo González Casanova (La Jornada, Mexico, 5 mars 1997).
(5) Yvon Le Bot, Le Rêve zapatiste, Seuil, Paris, 1997.
(6) Hélène Combes, Faire parti. Trajectoires de gauche au Mexique, Karthala, coll. « Recherches internationales », Paris, 2011.
(7) La Jornada, 16 janvier 2017.
(8) « Que tremble la Terre jusque dans ses entrailles », Enlace Zapatista, 29 octobre 2016.
(9) Titre d’un film réalisé sur place par Jacques Kebadian et Joani Hocquenghem, 2002.